Frank Lobdell (1921-2013)

Titre : Novembre 1953 – No. 1

Huile sur toile, 199 x 175 cm

Signée et datée

Provenance : Martha Jackson Gallery, New York / Ancienne Collection Michel Tapié, Paris

 

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En 1954, Franck Lobdell évoque pour la première fois dans sa correspondance avec Claire Falkenstein, -sa compatriote partie trois ans plus tôt s’installer à Paris -, le nom de Michel Tapié. Ce dernier est alors le conseiller artistique de la Galerie Rive Droite dirigée par Jean Larcade (Paris) ; associé à Luigi Moretti, architecte et directeur de la galerie Spazio (Rome) ; et, il est sur le point de travailler pour Rodolphe Stadler. Enfin, il est le conseiller artistique pour l’Europe de la galeriste new yorkaise Martha Jackson. C’est donc l’homme qu’il faut pour lancer Franck Lobdell sur la scène internationale !

L’on comprend selon cette lettre de Lobdell que Michel Tapié – toujours près à « lancer une bombe » aux Parisiens (deux ans plus tôt, il leur avait présenté Jackson Pollock)- est séduit par les descriptions que lui fit Claire Falkenstein des œuvres de Lobdell qu’il n’a encore jamais vues. Il lui réclame les photos des toiles pour les découvrir et pourquoi pas, les faire découvrir.

Dans sa réponse adressée à Claire Falkenstein, Lobdell se refuse de les lui envoyer, car d’après lui, les photographies ne sont pas fidèles à ses œuvres, et, ajoute-t-il, la peinture californienne ne peut se voir qu’en vrai. Il précise, plus loin, qu’il apprécie guère la distinction établie entre peintres « américains » et peintres « français » car,  écrit- il non sans une pointe de mépris, il a rencontré à Paris, bien des artistes américains qui s’approchaient davantage des Cubistes « français » que de sa peinture.

En 1954, soit quelques mois après avoir réalisé Novembre 1953, Franck Lobdell a le curriculum vitae d’artiste et un parcours personnel qu’il faut pour séduire Michel Tapié.

Jeune, il fut élève à la St Paul School of Art de Minneapolis et n’hésitait pas à parcourir le pays pour aller voir les œuvres des artistes qu’il admirait. En octobre 1939, il se rendit à Chicago voir l’exposition de Picasso. Ce fut le choc : il resta trois jours à observer Guernica. C’est à partir de ce moment qu’il eut la certitude de se destiner à une carrière de peintre malheureusement interrompue par la guerre.  A 21 ans, il servit dans l’US Army, partit en Angleterre en 1944, débarqua même en Normandie et alla jusqu’en Allemagne. Et, à la fin du conflit, inévitablement marqué, il revint en Californie et trouva refuge dans la baie de San Francisco, à Sausalito, avec sa jeune épouse et leur enfant. Là, il décide de reprendre en main sa carrière de peintre et pour ce faire, redevient étudiant à la prestigieuse California School of Fine Arts. C’est là qu’il rencontre Claire Falkenstein -elle enseigne-. Et, il suit les cours de deux pionniers de l’abstraction de la côte ouest des Etats-Unis : Mark Rothko et Clifford Still : deux noms que Michel Tapié rêve de défendre et qu’il montre, quand il le peut, depuis 1952 dans ses expositions, et le plus souvent, dans ses publications.

Lobdell forme alors avec ses jeunes camarades et amis : John Hultberg, James Budd Dixon  et d’autres… (qui seront également défendus par Tapié sous l’appellation « Ecole du Pacifique ») la seconde génération des peintres de l’Abstraction californienne qui, selon les préceptes de leurs deux maîtres, cherchent à s’éloigner des avant-gardes européennes (cubisme, surréalisme). Ils partagent le refus de la gestualité – au contraire de ce que pratiquent au même moment les artistes de la côte Est-  tout en créant le mouvement au moyen de formes semblant flotter à la surface trouble d’œuvres totalement abstraites. Aucune figure humaine ni forme pouvant se référer au figuratif n’est représentée. Les formats sont souvent impressionnants, peut-être est-ce la proximité des vastes territoires contrastés californiens : entre océan et désert qui insufflent aux artistes de cette terre, cette conception d’espaces particuliers et cette couleur si magnétique.

Vingt ans plus tard, Michel Tapié écrit encore à propos de Franck Lobdell, dans le catalogue de l’exposition « Franck Lobdell » organisée à la Martha Jackson Gallery  (octobre-novembre 1974): « Franck Lobdell est certainement le plus typique représentant de la peinture californienne […]  Je n’hésite pas à dire que Lobdell, solitaire de San Francisco est l’un des meilleurs peintres de maintenant […] ».

Si Franck Lobdell est un représentant de la peinture de la côte ouest, November 1953 témoigne néanmoins de sa singularité. En effet, la peinture californienne semble être détachée de toute représentation, toutefois, Lobdell, déclarera : « Mes œuvres n’ont jamais été abstraites, il y a toujours eu des associations ».  N’a-t-il pas eu un choc à la vue de Guernica, le puissant cri poussé par Picasso face au bombardement des civils espagnols ? C’est la même émotion qui s’empara de lui lorsqu’il découvrit les oeuvres engagées de Goya au Musée du Louvres lors de son voyage à Paris en 1950. Il commentera, admiratif : « Il part de réalités prosaïques comme la colère, la guerre, la mort et la violence, et en fait quelque chose de poétique. » Et l’historien d’art William Thomas, dans sa récente monographie consacrée à Lobdell, d’associer judicieusement les deux pendants à November 1953 March 1954 (San Francisco Museum of Modern Art) et April 1954  (Berkeley Art Museum) à Saturne dévorant son fils (1820 – 1822) de Francisco Goya.

November 1953 forme donc avec ses deux pendants March 1954 et April 1954 un impressionnant tryptique dont chacune des œuvres est intitulée du mois et de l’année de sa réalisation. Ainsi, elles s’ancrent dans l’actualité. Certes, l’on ne retrouve pas les couleurs hypnotiques qui caractérisent, à l’instar de Rothko, les œuvres abstraites de Lobdell et celles de ses confrères, mais le noir et le blanc y sont particulièrement expressifs et semblent raconter un drame. Michel Tapié ne s’y trompe pas lorsqu’il évoque « [une] exploration d’un espace autre, ouverte par Still, » et poursuit «  Lobdell quantifie et qualifie une force, aussi étrange que dramatique […] ». Dans les pas du Maître espagnol engagé contre la guerre opposant l’Espagne à l’armée napoléonienne qu’il symbolisera sous les traits d’un Cronos dévorant ses propres enfants, Lobdell témoigne de la seconde guerre mondiale – qu’il vécut aux premières loges-  en reprenant à son compte la silhouette de ce monstre qu’il rend plus informe et dont il retient surtout la béance noire, effrayante, engloutissant de petites scories qui, absorbés, sombrent dans l’obscurité.

Cette œuvre est non seulement un tournant pour Lobdell qui rompt et avec la couleur et avec l’abstraction pure de la «l’Ecole du Pacifique » pour transmettre son message, mais elle incarne aussi la puissance de l’Histoire de l’Art. Elle est l’héritière d’un message personnel transmis depuis le XIXe siècle et en rappelle son universalité. Enfin, nourrie de références à un Maître espagnol, November 1953 rappelle l’existence d’un socle commun aux artistes occidentaux et constitue un point de jonction pour deux continents qui, en 1953, rivalisaient dans une compétition pour l’Abstraction.

Par Juliette Evezard