Joseph Kutter (1894-1941)

Titre : Fleurs ( Stillleben )

Huile sur toile, 1935

62 x 51 cm

Signée

Provenance : Collection particulière, Luxembourg

Exposition : 

Joseph Kutter, Luxembourg 1986,  n°49

Joseph Kutter , Luxembourg 1994-95, n°61

Joseph Kutter, Berlin 1995, 61

Bibliographie : 

Joseph Kutter, J-E. Muller 1946 page 43-44

Joseph Kutter, Humbel, 1994, page 58, cat. 111

Joseph Kutter, Catalogue raisonné de l’oeuvre, n° 194, reproduit en couleurs

 

Prix sur demande

 

Réalisée en 1935 par Joseph Kutter (1894–1941), figure majeure de la modernité luxembourgeoise, la toile Stillleben  déploie, sous l’apparence d’un bouquet paisible, une densité psychologique et existentielle exceptionnelle. Le sujet est classique : un bouquet de fleurs dans un pichet blanc, posé sur une table sombre, devant un fond indéfini. Mais Kutter s’empare de ce motif traditionnel pour le transformer en un langage pictural chargé de tension et d’émotion.

La composition se caractérise par une palette vive mais contenue dans une tension dramatique. Les fleurs mêlent des jaunes éclatants, des rouges profonds, des roses, des violets et des blancs, tranchant sur un fond noir bleuté, presque mat. La matière, dense et parfois rugueuse, donne l’impression que la peinture respire, chargée d’une gravité palpable. Le blanc du pichet, loin d’être neutre, est éclaboussé de couleurs comme si les émotions du bouquet s’y étaient infiltrées. Les pétales, peints avec vigueur, jaillissent parfois vers le spectateur, tandis que d’autres s’éteignent dans l’ombre. Ce n’est pas un simple arrangement floral, mais une explosion picturale maîtrisée où s’affrontent lyrisme et tension.

Au centre, une fleur noire, unique et saisissante, attire irrésistiblement le regard. Sa présence interroge. Placée au cœur d’un bouquet éclatant, elle peut être interprétée comme un symbole de mort ou de maladie. En 1935, Kutter ressent déjà les effets d’une grave affection nerveuse qui marquera la fin de sa vie. Cette fleur pourrait figurer la conscience aiguë de la finitude, ou une mélancolie existentielle dissimulée au milieu du vivant. Elle agit aussi comme un contrepoint formel : un noyau d’ombre qui équilibre la composition, lui conférant profondeur et gravité, évitant tout excès de décoratif. Enfin, dans la logique expressionniste qui imprègne l’œuvre de Kutter, cette fleur sombre incarne l’idée que la beauté ne se conçoit pas sans l’ombre, et que même un bouquet porte en lui une tension tragique.

Le contexte historique renforce cette lecture. En 1935, l’artiste, déjà fragilisé, se retire partiellement du monde, affecté par la maladie et par le climat politique tendu en Europe, marqué par la montée des fascismes et la perte de ses relais artistiques allemands. Il se détourne alors des grandes figures humaines qui avaient marqué sa production et s’oriente vers des sujets plus calmes – natures mortes et paysages – tout en conservant une intensité émotionnelle intacte. Son style se définit par un usage expressionniste de la couleur, une matière épaisse et presque sculptée, un traitement direct et sobre du sujet, mais imprégné d’une profonde densité intérieure.

Stillleben n’est pas seulement une nature morte : c’est une allégorie silencieuse sur la beauté, la fragilité et la solitude. La composition oscille entre l’élan vital des fleurs éclatantes et l’obscurité latente de la fleur noire et du fond sombre, créant un champ de forces psychiques. Ce bouquet pourrait être perçu comme un autoportrait déguisé, métaphore d’un artiste traversé par la lumière et l’ombre, par la pulsion créatrice et l’épuisement de la maladie.

Loin d’être un simple tableau floral, Stillleben est une œuvre de l’intime, un instant suspendu entre vie et mort, couleur et obscurité. Dans la fleur noire, Kutter inscrit ce que beaucoup taisent : l’irruption du tragique au cœur du quotidien et le sublime contenu dans le silence.